
À l’honneur cette année au Festival du Film Coréen à Paris pour le film “Asura : The City of Madness”, nous avons eu le plaisir d’interviewer ce duo de choc : l’acteur Jung Woo-Sung et et le réalisateur Kim Sung-Soo.
Le Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) présentait sa 11ème édition, offrant comme chaque année un programme de films coréens fort intéressants, mettant autant à l’honneur les productions à gros succès que les films indépendants. Parmi les avant-premières très attendues, citons le film TUNNEL, du réalisateur KIM Seong-Hun, THE AGE OF SHADOWS, de KIM Jee-Woon ou encore le sombre polar de KIM Sung-Soo, ASURA : THE CITY OF MADNESS.
ASURA : THE CITY OF MADNESS, à l’esthétique parfaitement maîtrisée, est un film noir où se côtoient policiers et politiciens corrompus, comme sait si bien le faire le cinéma coréen de ces dernières années. Porté par des acteurs aussi charismatiques que JUNG Woo‑Sung (dans le rôle du policier Han), ou encore HWANG Jeong‑Min (extrêmement inquiétant dans le rôle du maire totalement névrosé, à l’opposé de son rôle dans VETERAN), ASURA nous plonge dans un monde cruel et sans espoir, où ce que l’on croyait être la simple histoire d’un flic corrompu par l’ordre établi et le jeu de pouvoirs de politiciens véreux, se révélera être beaucoup plus profond. En filigrane, une critique de la société coréenne actuelle.
Corée Magazine. Votre séjour à Paris commence bien avec la projection du film ASURA hier soir. Quelles sont vos impressions ?
KIM Sung-Soo : Pendant le Q&A, tout s’est très bien passé, sauf que c’était trop court à mon goût. On aurait voulu y passer plus de temps pour approfondir les réponses et échanger avec le public plus longtemps. Après cela, nous sommes allés prendre un verre et, à vrai dire, on a tellement bu que nous n’étions pas très frais ce matin… mais ça va un peu mieux maintenant ! En 1991, j’étais venu à Paris. Et en buvant hier, des souvenirs de ces premiers moments en France me sont revenus en mémoire. J’étais tellement absorbé par mes souvenirs de l’époque que je ne saurais pas dire combien de verres de vin j’ai bu.
JUNG Woo-Sung : Moi aussi j’ai passé un bon moment pendant le Q&A d’hier soir et pour ma part, c’est la 3ème fois que je viens à Paris et c’est encore meilleur à chaque fois. Je découvre vraiment de plus en plus le charme de Paris.
CM. Vous vous connaissez depuis de nombreuses années. Votre dernière collaboration date d’ailleurs du film Musa. Jung Woo-Sung, vous aviez alors un rôle qui incarnait vraiment le personnage du héros. Dans ASURA, votre personnage est celui d’un inspecteur, un pion totalement manipulé, un rôle totalement différent. Durant le Q&A, vous avez expliqué être un peu surpris par le personnage que vous deviez incarner quand vous avez lu le scénario. Qu’est-ce qui vous a amené à accepter ce rôle ?
JUNG Woo-Sung : La première raison, c’est que j’avais accepté de participer au film avant de connaître le rôle que j’allais incarner ! Donc, lorsque j’ai lu le scénario, j’étais effectivement un peu choqué par le personnage. Mais j’ai pensé que, comme Kim Sung-Soo est en quelque sorte mon senior, il avait certainement une histoire particulière à raconter, et qu’il y avait certainement une philosophie qu’il souhaitait retranscrire à travers le film. J’ai donc pensé qu’il me fallait interpréter le rôle de Han tel qu’il avait été écrit.
KIM Sung-Soo : Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que je lui ai demandé d’une telle façon qu’il ne pouvait pas refuser ! Vous voulez savoir comment je lui ai demandé ? Eh bien, pendant ces quinze années qui se sont écoulées entre nos deux collaborations pour MUSA et ASURA, il s’est passé beaucoup de choses. J’ai fait beaucoup d’autres activités. J’ai notamment créé une entreprise, j’ai fait de la production, j’ai donné des cours à l’Université… et au final, je me suis dit que j’avais oublié de faire ce qui comptait vraiment : faire un film pour moi, pour mon plaisir personnel.
C’est pour cela que j’ai écrit ce scénario. Et lorsque je l’écrivais, dans mon esprit, le rôle principal ne pouvait être incarné que par Jung Woo-Sung. Ce rôle était pour lui. Il fallait que je fasse ce film avec lui !
Je suis donc allé le voir, je lui ai expliqué ce que je voulais réaliser et je lui ai dit que c’était lui qui devait jouer le rôle de Han. Il a accepté, et c’est ainsi qu’on a de nouveau travaillé ensemble.
Pourtant, quand j’ai montré le scénario, personne n’y croyait. Tout le monde me disait que le film ne sortirait jamais, qu’il n’aurait aucun succès en tant que film commercial. Et tout le monde essayait de me dissuader de le faire. Quand je répondais que pourtant, le rôle principal serait porté par Jung Woo-Sung, on me disait qu’il n’avait pas choisi de participer parce que le scénario était bien, mais parce que nous sommes amis de longue date. Donc voilà, lui, c’est l’homme qui a réalisé mon rêve !
CM. Dans le film MUSA, le scénario est plutôt axé sur la romance. Mais dans ASURA, l’inspecteur Han est un homme très masculin, et le scénario met en avant la relation fraternelle mais très particulière entre l’inspecteur et Sunmo, proche de la “bromance”. Quel est le rôle de cette relation entre ces deux personnages ?
KIM Sung-Soo : Quand j’ai écrit ASURA, j’ai créé cette ville fictive qui n’existe pas et où le mal règne. Et dans cette ville, étant donné qu’il n’y a que le mal, je ne pouvais pas imaginer qu’il puisse exister de l’amour ou de l’amitié pure, c’est pour cela que j’ai volontairement supprimé tout ce côté de romance ou d’amitié entre deux hommes. Du coup, le côté de “bromance” de la relation dont vous parlez entre Sunmo et l’inspecteur Han permet d’accentuer tout le mal qui règne autour. Et d’ailleurs, à partir du moment où ils rentrent dans cette phase de rivalité par rapport au maire véreux Park, cette amitié vole en éclats, et disparaît. Je voulais montrer à quel point l’amitié n’a aucun sens dans un tel monde, le monde d’ASURA, où tous veulent prendre le pouvoir. Au final, une amitié peut disparaître dès lors qu’il y a des enjeux de pouvoir.
CM. Ces dernières années, on voit de plus en plus de films coréens autour de cette thématique du pouvoir corrompu, de la manipulation des classes supérieures sur les classes inférieures (ndlr. voir par exemple VETERANS ou encore INSIDE MEN). Pourquoi avoir choisi cette thématique déjà très exploitée ? Quelle est la singularité de votre film ?
KIM Sung-Soo : Dans ce film comme dans la société coréenne actuelle, il y a une puissance suprême qui domine tout, et à partir du moment où il existe une telle puissance, il y a de facto une sorte de corruption qui s’installe et co-existe. De fait, les deux semblent inséparables : là où il y a du pouvoir, il y a forcément de la corruption. Aussi, les êtres les plus redoutables, ceux qui sont à la source même de l’insécurité du pays, ce ne sont pas les petits voyous comme on pourrait le penser, mais souvent ceux qui sont placés en haut de la pyramide et dans les hautes sphères du pouvoir, des personnages comme le maire ou le procureur que l’on voit dans le film.
La plupart des réalisateurs coréens de nos jours sont des personnes issues d’une génération qui a un sens critique assez poussé par rapport à ce qui existe dans notre société. J’imagine que cela explique pourquoi nous sommes nombreux à évoquer cette thématique dans nos films.
JUNG Woo-Sung : Et personnellement, je pense que cette thématique est assez récurrente de nos jours dans le cinéma coréen, car le cinéma permet de mettre en avant le manque de ce qui devrait exister dans notre société, de critiquer le manque de justice, d’égalité. Toutes ces valeurs sont bafouées car il y a une partie de la population qui détient ce pouvoir suprême ; et je dirais même que c’est un peu le reflet de l’histoire de la Corée moderne, où il a toujours une pseudo-dictature, avec une partie de la société qui est mise à l’écart. Et c’est ce genre de personnes qui vont toujours s’activer pour faire en sorte d’y trouver leurs avantages et pour justifier leurs actions. Et ils vont scander dans leurs discours qu’ils font tout cela pour le bien du pays et pour le bien du peuple. C’est ce que l’on retrouve dans le monde de la politique ou dans les grands conglomérats. Or, la plupart des cinéastes sont conscients que tout cela n’est que mensonge et ils veulent critiquer ce système. C’est la voix des réalisateurs qui est portée par ce genre de films.
Je pense que la différence d’ASURA par rapport aux autres films de ce genre-là est d’avoir un monde où seul le mal règne. Dans les autres films, il y a toujours cette dualité des “gentils” qui vont combattre les “méchants” avec un happy ending qui voudrait nous faire croire que l’on peut et va sauver le monde, que tout va rentrer dans l’ordre. ASURA ne porte pas le même message. Dans la vraie vie, les histoires ne finissent pas toujours bien, les gentils ne gagnent pas toujours. ASURA ne veut pas donner de faux espoir, mais veut dire qu’il faut regarder la réalité en face.
CM. Vous semblez offrir une vision plutôt pessimiste du monde. L’inspecteur Han, qui est emporté dans cette sorte de spirale de manipulations, est le personnage pour lequel on pourrait avoir le plus de compassion puisqu’il semble avoir une noble cause (il essaie d’obtenir l’argent pour sauver sa femme mourante), et jusqu’à la fin, on a l’espoir qu’il va s’en sortir. (ndlr. attention, Spoiler !) Et pourtant, non, vous faites mourir le personnage. Pourquoi ? Est-ce parce que vous pensez que ce monde est tellement corrompu que même s’il restait en vie, il ne pourra jamais changer car ce monde est une spirale sans fin ?
KIM Sung-Soo : Alors oui, effectivement, je suis à la base quelqu’un d’assez pessimiste, je le reconnais. Je pars du principe qu’il faut toucher le fond pour avoir une certaine lueur d’esprit. Et c’est à partir de ce moment-là que l’espoir peut éventuellement renaître. Si on n’atteint pas le fond, on ne sera pas capable d’apprécier l’espoir à sa juste valeur. Du coup lorsque j’ai écrit ASURA, je voulais créer un monde imaginaire où ne régnait que le mal, où n’existait aucun espoir, aucune bonté, aucune humanité. De ce fait, de toutes les actions des personnages d’ASURA n’émane que du mal. Donc si on veut sortir de ce système, il fallait effectivement tuer tous ces personnages, qu’ils disparaissent ; sinon le système ne pourrait pas s’effondrer. Pour abolir ce système où n’existe que le mal, on est obligé de passer par là.
JUNG Woo-Sung : Le film ne dit pas “on va détruire ce monde”, c’est le personnage de Han qui en quelque sorte se porte volontaire, comme une sorte de sacrifice. Et c’est grâce à lui que l’on va pouvoir mettre fin à ce monde totalement corrompu.
Cette idée que le bien va réussir à vaincre le mal, c’est juste l’expression d’un souhait. Mais ce qui dirige ce monde, c’est vraiment le mal. Ceux qui, avec leurs discours, nous disent ce que nous devons faire, ce qui est correct, en fait ce sont eux qui souhaitent nous manipuler pour mieux diriger et imposer leurs idées. Il y a un système qui est tenu dans le monde entier par ceux qui veulent dominer et avoir le pouvoir. Tant que les personnages néfastes de ce système sont là, la situation ne change pas.
CM. À quoi fait référence le titre ASURA : THE CITY OF MADNESS ?
KIM Sung-Soo : ASURA a pour origine une histoire indienne. Dans cette légende, il existe six étapes entre le monde des humains et le monde des bêtes, et Asura fait partie de l’une de ces six étapes. C’était une créature mi-homme, mi-monstre, avec une intelligence supérieure à l’être humain, plus forte et courageuse. Cette créature dotée de trois visages et six bras était vouée à combattre d’autres créatures du même genre. J’ai choisi d’intituler mon film ASURA car je trouvais qu’il y avait une similitude entre cette créature et les personnages du film qui présentent ces différents visages dans leurs caractères. Aussi, dans la langue coréenne, il existe un expression “아수라장” (Asura jang) qui signifie que c’est le bordel, et évoque une situation inextricable.
CM. Le film s’intitule ASURA : THE CITY OF MADNESS et, puisque vous êtes ici à Paris pour présenter le film, pouvez-vous nous dire, pour vous, PARIS : THE CITY OF…?
KIM Sung-Soo : Paris : the City of… Memories
JUNG Woo-Sung : Paris : the City of… Scandals! (ndlr. grand éclat de rires pour tout le monde)
Un grand merci à Kim Sung-Soo et Jung Woo-Sung pour leur ouverture et leur gentillesse ! Et un énorme merci à l’équipe du FFCP de nous avoir permis de faire cette interview.
Interview réalisée par Nathalie Salhi et Nathalie Pampin.
Crédit photo à la une : Nathalie Salhi ©Corée Magazine.
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