
Entre la France et la Corée, la chanteuse de Jazz Nah Youn-Sun n’en finit pas de nous envoûter. Rencontre avec une artiste d’exception.
Le 28 mai 2014, Nah Youn-Sun recevait le Prix Culturel France-Corée 2013 qui récompense chaque année les personnalités ou institutions françaises et coréennes pour leurs actions en faveur d’une meilleure diffusion de la culture coréenne en France.
Née à Séoul en 1969, la chanteuse se retrouve vite dans l’univers musical en intégrant le Korean Symphony Orchestra en 1962. C’est en 1995 qu’elle s’installe à Paris pour y étudier ses deux passions : le français et le jazz. Depuis, sa carrière ne cesse de gagner les cœurs en France, mais aussi en Corée et dans de nombreux pays du monde. Elle reçoit de nombreux prix mais est également décorée en 2009 de l’insigne de Chevalier des Arts et des Lettres par le Ministère de la Culture.

©Julien Baek Photography
Corée Magazine (CM.). Vous venez de recevoir le Prix Culturel France-Corée 2013, mais vous n’en êtes pas à votre première distinction. Que représentent ces prix pour vous ?
Nah Youn-Sun (YS.). Ça me surprend toujours car je fais simplement ce que j’aime et je reçois déjà beaucoup du public. Bien sûr, c’est toujours un honneur mais ça me donne aussi beaucoup de pression car cela signifie pour moi que je dois faire encore mieux. Ils m’ont donné cette récompense donc il faut aller à l’étape supérieure. Aussi, je chante mais j’ai également une équipe derrière qui m’a vraiment aidé et je leur dois beaucoup. Je pense aux gens avec lesquels je travaille depuis longtemps et j’ai envie de leur donner ces prix.
CM. Vous travaillez avec vos musiciens depuis longtemps. Comment l’équipe (composée de français et d’un suédois) intègre la partie coréenne que vous apportez et qui doit aussi être très présente dans votre évolution musicale ?
YS : En fait, je pense que le jazz est une musique avec beaucoup de couleurs et d’influences différentes qui viennent du monde entier. C’est aussi une musique qui a plus de 100 ans et qui ne vieillit jamais. Elle reste toujours fraîche. Il y a le passé, le présent mais il y a le futur dans cette musique. Donc pour eux, et pour moi aussi, c’est très naturel d’avoir ce genre de mélange entre les différentes nationalités, entre les styles aussi. Dans un concert de jazz, on peut chanter une chanson française et une chanson traditionnelle coréenne. C’est une musique très ouverte. Ils n’ont donc pas peur d’avoir un challenge car c’est une musique qui n’a pas de frontières. Par exemple, partout où je vais, à Shanghai, en Equateur, en Malaisie, on n’imagine pas qu’il y ait autant de musiciens de jazz alors qu’il y en a beaucoup.
CM. Le jazz n’a pas de frontières. Et il semble naturel pour vous de faire le lien entre la France et la Corée. Est-ce que recevoir ces prix, et notamment le Prix Culturel France-Corée, vous apporte un nouveau regard sur votre carrière et sur votre rôle ?
YS. Oui, en fait ça commence à se concrétiser. Je viens d’avoir ce prix et j’ai déjà des idées pour travailler sur les échanges culturels entre les deux pays. Par exemple, quand il y a des Festivals de Jazz en Corée, ou en Asie, je présente toujours mes musiciens français. Avec des prix comme celui-ci, je commence à connaître un peu mieux les personnes du Centre Culturel Français ou de l’Ambassade de France en Corée et je discute avec eux, je parle des musiciens français qui pourraient venir en Corée. Nous parlons aussi des opportunités lors des festivals de jazz. En Corée par exemple, je donne les noms des musiciens, pas uniquement ceux avec lesquels je joue, car je veux que les Coréens les découvrent. J’essaye également de faire la même chose en France quand je fais venir des musiciens coréens. J’essaye de créer une rencontre entre les différents univers, comme par exemple entre le jazz et la musique traditionnelle coréenne. Et souvent, les gens s’entendent très bien et son vraiment intéressés. C’est vraiment peu de choses, mais c’est important pour moi.
CM. Vous avez commencé votre carrière avec la Korean Symphony Orchestra et vous avez choisi de repartir à zéro en venant à Paris. Pourquoi avez-vous choisi de partir à Paris ?
YS. C’est la chanson française. En 1989, j’ai eu l’occasion de participer à un concours de chanson française en Corée et j’ai reçu le Grand Prix. Ce prix permettait de partir un mois à Avignon pour apprendre la langue française. J’y suis allée et j’ai décidé d’y rester huit mois. Quand j’étais là-bas, je n’ai pas cessé d’écouter les chansons françaises. Comme je ne comprenais pas tout, cela m’a vraiment donné envie d’apprendre car j’avais l’impression que les chansons racontaient une histoire. J’essayais de traduire les paroles de chansons de Jacques Brel ou Léo Ferré par exemple. Ce sont des chansons magnifiques. J’avais cela en tête quand j’ai décidé de faire de la musique et à ce moment-là, on m’a dit que l’une des premières écoles de Jazz en Europe était à Paris. Je me suis donc dit que je pourrais faire les deux : apprendre les chansons françaises et le Français, et apprendre le Jazz.
C’est pour ça que j’ai choisi la France. Quand je suis arrivée, je me suis inscrite dans l’école de jazz, et j’ai monté un groupe avec une chanteuse et un guitariste français avec lesquels on a chanté des chansons françaises. On a joué dans des cabarets. Au bout de trois ans, j’ai laissé tombé parce que je trouvais très difficile de bien chanter la chanson française. Il faut bien interpréter les paroles et je trouvais que je n’y arrivais pas. Je me suis donc dit que j’allais continuer mais avec autre chose. C’est pour ça que j’ai eu envie de mélanger le jazz et la chanson française.
CM. La chanson française était-elle reconnue en Corée à cette époque ?
YS. Très reconnue. D’ailleurs, Mireille Mathieu a fait une carrière internationale et était notamment connue en Asie. En Corée, on pouvait facilement entendre des chansons françaises à la radio, dans des bars ou des cafés, dans les restaurants et les théâtres. Mais je pense qu’il n’y a pas que les coréens qui aiment la France et qui veulent venir. La France est un des premiers pays que tout le monde souhaite visiter.
CM. Vous vous êtes donc retrouvée en France, et vous ne parliez pas français. Comment avez-vous vécu vos premières années parisiennes ?
YS. C’était très difficile notamment à cause du jazz. J’ai décidé de faire du jazz par hasard, par le conseil d’un ami. Avant de venir étudier le jazz à Paris, je n’avais jamais écouté le jazz. J’ai donc dû tout apprendre depuis le début ; il faut connaître les noms des musiciens, il faut tout connaître par cœur avec les théories et l’histoire. Ce qu’on apprend à l’école, c’est avec le « Real Book » qui regroupe tous les standards du jazz. On écoute alors Ella Fitzgerald ou Billie Holiday par exemple, et moi je n’ai pas du tout cette voix. Du coup, je me disais que je n’allais jamais y arriver et j’ai eu envie de rentrer. Bien sûr, mes professeurs ont sourit et m’ont donné de nombreux disques de chanteurs et chanteuses de jazz européens qui chantaient avec des voix sopranos, qui correspondaient mieux à ma voix. C’était très intéressant, et j’ai décidé de rester. Comme je ne connaissais rien du tout au jazz, j’ai fait quatre écoles en même temps.
CM. Quatre écoles en même temps ?
YS. Oui car à l’école de jazz, il y a beaucoup de théories mais les cours de chant ne durent que quelques heures. Bien sûr, il y a beaucoup d’ensembles qui se créent et des ateliers, mais ça ne me suffisait pas et je pensais qu’il fallait que j’apprenne la technique vocale. Je me suis donc inscrite dans une école pour apprendre le chant classique. Puis je me suis inscrite dans un conservatoire de jazz et également à l’ARIAM pour apprendre l’ensemble vocal. J’ai également pris des cours privé. J’étais motivée mais j’avais vraiment l’impression de ne rien connaître et je voulais apprendre vite. C’était un peu bête car la musique que porte le jazz ne s’apprend pas en trois ans ! Mais voilà, j’avais envie de le faire. C’était dur, mais je n’ai pas vu le temps passer.
CM. Que vous ont apportés les techniques vocales lyriques pour le jazz ?
YS. En fait, on a toujours besoin d’un peu de technique. Et d’ailleurs, le jazz est souvent comparé à la musique classique. Les instrumentistes jazz doivent travailler comme des musiciens classiques. C’est beaucoup de discipline, de solfège, de technique. Et comme le jazz est une musique improvisée, pour avoir cette liberté, il faut bien se préparer avant et bien maîtriser son instrument. La technique et la voix sont aussi très importants car, par exemple quand on écoute Miles Davis, on entend des notes et on a envie de les chanter mais si on a pas de technique, c’est un peu dur. Donc pour avoir un peu plus de liberté, il faut apprendre les techniques de voix.
La voix est instrument unique et le plus beau sur la planète parce que chacun a une voix différente. C’est ça la beauté de cet instrument. Donc en tout cas pour moi, j’avais besoin d’apprendre la technique.
CM. Sur cet aspect de technique et sur votre empreinte vocale, dans votre jazz, vous accordez de nombreuses périodes de liberté vocale avec des jeux de notes parfois très aigus qui marquent votre spécificité. Est-ce que vos débuts musicaux en Corée (et la musicalité coréenne) ont influencés votre style musical actuel ?
YS. Oui, quand-même. J’y ai passé mon enfance et jusqu’à mes vingt ans. Quand j’étais en Corée, j’écoutais de la pop coréenne ; quelques musiques classiques mais c’était surtout la pop coréenne.
CM. Comment était la pop coréenne par rapport à aujourd’hui ?
YS. On peu dire que c’était un peu comme des chansons folks. La mélodie et les paroles étaient beaucoup plus importantes. C’était vraiment intéressant parce qu’il y avait pleins de couleurs musicales différentes. C’est un peu la même chose que si on comparait la chanson française d’hier et d’aujourd’hui. Je pense que c’était plus personnel. Par exemple, quand j’écoute Jacques Brel, j’ai l’impression qu’il chante pour moi. Ou encore la chanson de Léo Ferré « Avec le temps », les paroles sont universelles. La pop coréenne, c’était un peu comme ça. Je pense que ça m’a beaucoup influencé pour mettre un peu d’émotion dans la chanson. Bien sûr j’ai aussi écouté beaucoup de musiques donc tout ça, ça influence.
[…] Quand je chante, je chante la mélodie mais pas uniquement. Le jazz est une musique où on ne peut jamais faire vraiment la même chose. La mélodie est écrite, mais en réalité, on ne chante pas comme on écrit. Par exemple, pour la musique classique ou la pop, il faut vraiment suivre les notes. Mais dans le jazz, il y a beaucoup de variations, beaucoup de liberté ; plus on change, mieux c’est. Et après on peut même créer un autre morceau à partir d’une version qui existe déjà. Par exemple, « Fly me to the moon », la chanson que Franck Sinatra a chanté. Aujourd’hui, quelqu’un de vingt ans peut la chanter de façon vraiment différente. Et il existe aussi des versions instrumentales. Du coup, j’utilise aussi peut-être inconsciemment ces influences musicales dans ces variations.
CM. Il y a de plus en plus de musiciens de jazz en Corée et ils sont vraiment très doués. Comment le jazz évolue-t-il en Corée ?
YS. L’histoire du jazz en Corée est très courte. Il y a plusieurs théories mais a priori, le jazz a commencé en Corée dans les années 30-40. A l’époque, il n’y avait que quelques musiciens. Mais nous avons eu la guerre, et la musique était mal vue. Mais justement, pendant la guerre, il y avait des soldats américains qui avaient des musiciens de jazz dans leur base militaire. Du coup, les musiciens coréens ont pu jouer avec eux. Mais le fait d’avoir réellement des musiciens de jazz en Corée est très récent. Cela fait tout juste entre 15 et 20 ans que nous voyons de plus en plus de jeunes qui décident de faire du jazz. Car avant, on ne choisissait qu’entre le classique ou la pop. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes partent aux Etats-Unis ou ailleurs pour apprendre le jazz. Et quand ils rentrent en Corée, ils donnent des cours dans des écoles, dans des universités. Avant aussi, on ne pouvait pas vraiment voir de musiciens de jazz internationaux qui venaient jouer en Corée. Ils venaient plutôt au Japon. Mais la Corée est devenue un marché assez important. Il y a donc plus de musiciens de jazz américains ou européens qui viennent en Corée.
D’ailleurs, la Corée accueille aujourd’hui le plus grand festival de jazz en Asie, le Jarasum International Jazz Festival. Cette année sera la 11ème édition. Les coréens commencent à écouter du jazz et à s’y intéresser. Mais le problème est que nous n’avons qu’un seul festival de Jazz en Corée, quand on en compte dans les 250 en France. De nouveaux festivals de jazz vont voir le jour en Corée, mais cela peut mettre du temps. Aussi, nous avons beaucoup moins d’occasions de jouer le jazz en Corée. En France, il y a beaucoup de salles et de théâtres qui permettent de jouer. En Corée, nous n’avons pas encore ça.
[…] Il y a aussi quelques labels spécialisés dans le jazz en Corée mais leur avenir est incertain. Aujourd’hui, il est très facile de faire un album. Ils s’occupent eux-mêmes de la production de l’album avec leur propre financement. Mais ce qui leur manque, c’est une scène pour se produire. C’est le problème majeur.
CM. Les années croisées 2015-2016 qui vont bientôt arriver. Pensez-vous que ce serait l’occasion de déployer des collaborations plus importantes entre des professionnels du jazz coréen et des professionnels du jazz français ?
YS. Je vais tout faire pour que ça marche !
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Si ce n’est pas déjà fait, allez vite vous procurer les albums de Nah Youn-Sun ! Vous pouvez également consulter les dates de ses prochains concerts sur son site Internet Officiel : http://www.younsunnah.com/
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Crédits photos : ©Nah Sung-Yull
Un grand merci à Nah Youn-Sun et Axel Matignon.
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